10. A l'ombre des baobabs

Vingt jours. Vingt jours que j'étais en Afrique.
Vingt jours de travail, de sueur, de soleil implacable.
Vingt jours de où je m'étais retrouvée.

Nous étions restés une semaine dans le village touché par la grippe aviaire. Beaucoup de personnes avaient été atteintes, et nous avions eu pas mal de boulot de prévention, soin et dépistage.
Aujourd'hui était un jour de congé. Demain, nous lèverions à nouveau le camp avant l'aube, et cette fois-ci pour nous enfoncer dans la savane avec au moins cinq heures de Jeep jusqu'à destination.

Alex et moi en avions profité pour dormir. Mais, toujours aussi joyeux, il m'avait réveillée, et après un petit déjeune que j'avais été contrainte d'avaler en quatrième vitesse, il m'avait emmené aux abords du camp, trépignant comme un gosse.

Une grosse moto se tenait là. Je souris. Décidement, les hommes étaient tous les même ...
- C'est la tienne ? demandai-je.
- Pour la journée.
- Cool. Tu vas où ?
- Nous allons faire un petit tour, si ça te dit.
- OK. J'ai toujours rêvé de faire un tour sur une Harley Davidson !
- Inculte ... Tu vois une Harley dans le désert ? C'est une Yamaha !
- Ca change quoi ?
- Ben ... tout !
- Si tu le dis ...
Il me sourit et se pencha pour m'embrasser. Alors que je m'accrochai à lui pour préserver ce moment, lui me repoussa doucement.
- J'ai besoin de tous mes neurones pour conduire cet engin. Allez, en selle ma vieille !
- Vieux toi même, râlai-je pour le principe en enfourchant la bécane.
- J'ai pas de casques, alors on va y aller mollo.

Il s'assit devant moi et démarra. Aussitôt nous filions, loin des tentes. Mes cheveux, que j'avais oublié d'attacher, voletaient autour de moi et fouettaient le cou d'Alex.

Après environ trente minutes de vitesse, Alex s'arrêta dans un nuage de poussière. Nous étions au bord d'un grand gouffre.
- Tu connais bien le coin !
- Ca vaut mieux pour toi, je voudrais pas que tu te fasses bouffer par les lions ou les pygmées !

Il posa une main sur ma taille et m'attira contre lui.
- Par contre, moi je suis partant pour te manger ... souffla-t-il dans mes cheveux.
Je restai de longues minutes blottie contre lui, admirant le paysage sec et desséché qui nous entourait.
Il repoussa une mèche derrière mes oreilles, et mon coprs fut parcouru d'un frisson. Instinctivement, je me plaquai contre lui et enserrai son cou de mes mains.

Malheureusement, dans ces régions, il peut très rapidement. Obnibulée seulement quelques minutes par le visage d'Alex, je n'avais pas vu les nuages envahir le ciel à une vitesse surnaturelle.
La pluie tomba brutalement en grosses gouttes qui s'écrasaient sur nos bras.
Qu'importe. Nous n'avions peur de rien.
Il m'allongea sur le sol déjà humide, à l'ombre d'un baobab -même s'il n'y avait plus de soleil.
Nous fîmes l'amour, nos corps enlacés se tenant chaud sous la pluie qui tombait dru.

Un énorme éclair illumina le ciel étoilé. Le bruit assourdissant de la boule de feu retentit dans la pluie. L'espace-temps se déchirait.
L'orage avait éclaté non loin de nos corps entrelacés, non loin des baobabs. Un peu trop proche d'ailleurs. La foudre tomba sur l'arbre qui nous surplombait, l'enflammant au passage. Les gouttes d'eau se dépêchèrent d'éteindre le début d'incendie avant que cela tourne au massacre et j'emmenais Nola sous l'arbre calciné.
- T'es malade ! Partons d'ici vite ! hurla-t-elle pour couvrir le bruit de la tempête.
- La foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit ! répondis-je sur le même ton. Et la moto est trempée ! On glisserait, se serait suicidaire !
Je m'assis donc, dos au tronc, et j'observais le désert foudroyé.
- J'adore les orages !
- Et moi je déteste ça ! Partons ! Vite !
Je regardais mon amour avec de grands yeux. Je pris dans mes bras son corps nu et mouillé et je lui soufflais dans les cheveux des mots rassurants.
- Ne t'inquiète pas ma Nola. Avec moi tu ne risque rien. Je ne laisserai pas un minuscule ouragan te faire du mal. Tu peux compter sur moi. Je t'aime.
Peu à peu, elle se rasséréna et se colla contre mon torse.
- Moi aussi je t'aime.
Je lui souris et l'embrassai amoureusement.


- Alex ! Nola ! Vous étiez où ? On a envoyé des unités vous chercher ! C'était totalement irresponsable de partir alors qu'un orage était prévu !
Nous étions à peine rentré au camp -mouillés, certes, mais heureux, sain et sauf- que Cyrille nous faisait déjà la morale. J'allais lui dire qu'il n'y avait pas eu mort d'homme donc que ce n'était pas grave quand Nola se planta devant moi, l'air... pas contente du tout. Allons bon, qu'est ce que j'avais fais encore ?
- Tu savais qu'il y aurait un orage ?
- Ben oui...
- Et tu voulais quand même qu'on parte ?
- Ben... oui. J'avais toujours rêvé de faire l'amour sous l'orage. Et puis c'était géant non ?
Nola rougit quand j'évoquais notre occupation de nuit devant tout le camp mais elle répondit quand même :
- Galactique même. Mais la prochaine fois, préviens moi.
- Ok, chérie.
Elle me sourit et nous allions chercher de quoi manger quand la voix d'Esam nous parvint !
- Nola ! Courrier !
Et problèmes en perspective...

Esam me tendit deux lettres, provenant de France.
J'ouvrais la première, qui était signée de la main d'Irène, qui m'indiquait de venir rapidement en France pour le restaurant.
Tou à ma hâte de partir avec Alex, j'avais totalement oublié de régler les impératifs administratifs ...
La deuxième était d'Audrey. Je l'ouvrais, déjà inquiète. Ma soeur ne m'écrivait qu'en cas de problème grave, elle n'était pas du genre à gaspiller du temps et des timbres pour demander des nouvelles ou raconter son premier rencart.

Nola,
Je ne t'écris pas cette lettre de mon plein gré. Matt est à côté de moi et me dicte ces lignes.
Il te demande de revenir en France et de le contacter sur son portable avant la fin du mois d'octobre. Sinon j'en subirais les conséquences. Il n'a pas peur, et chaque jour où tu seras en retard, il se vengera sur moi. Ne prends pas cela à la légère.
N'avertis pas la police.
Ne préviens pas Alex. Matt a des moyens pour te surveiller. Si tu es là avec Alex, il me tuera.
Je t'en conjure, viens me sauver.
Audrey
La lettre était rédigée d'une écriture tremblante et signée maladroitement.
Je relevais les yeux lentements. Alex me fixait, ayant déjà remarqué mon état. Je repliais rapidement la lettre et la glissai dans ma poche.
- Qu'est-ce qui se passe ? me demanda-t-il.
- C'est Audrey. Elle aimerait que je revienne en France, je lui manque. Elle n'a pas l'air d'aller bien. Et l'autre, c'est pour le restaurant.
Je dis tout ça d'une voix tremblante, au bord des larmes.
Je devais me ressaisir. Ce n'était pas une plaisanterie, et la vie de ma petite soeur était en jeu. Matt avait pété les plombs, et je devais aller le raisonner. Une petite voix me souffla que si j'y allais, je ne reviendrais peut être jamais.
Mais je devais protéger ma soeur. Coûte que coûte.

Je pris la main d'Alex et l'entraînait à une dizaine de mètres du campement. Je m'assis sur le sable, et il me prit dans ses bras.
- Ca va ? s'inquiéta-t-il.
- Oui.
Il releva mon menton pour m'obliger à le regarder dans les yeux. Pourquoi donc me connaissait-il aussi bien ?
- Il faut que je retourne en France.
- Je viens avec toi.
- Arrête, Alex. Tu as une mission demain, tu ne peux pas laisser ces gens. Ils ont besoin de toi.
- Tant pis.
- Je ne serais pas longue.
- Raison de plus pour t'accompagner.
Ca se corsait. Alex ne lâcherait pas l'affaire, j'en étais sûre. Une idée me vint à l'esprit.
- J'ai besoin de faire le point, Alex, d'être seule un moment. Ce voyage sera parfait.
- Faire le point sur quoi ? demanda-t-il.
Je ne répondis pas. Je savais que lui mentir n'avancerait à rien, mais sous-estimer Matt serait une grande erreur.
Et si Alex apprenait la vérité, il m'accompagnerait et je n'aurais pas la force de l'en dissuader.
- Nola, dit-il doucement. Que se passe-t-il ?
- Rien, je te dis. C'est juste ma soeur qui va mal.
- Et ... entre nous ?
La douleur suintait dans sa voix.
- Je t'aime, Alex. Plus que tout.
- Tu en as marre de l'Afrique ? Tu veux qu'on rentre ?
- Non ! J'adore cette vie !
- Alors quoi ? Je suis trop pauvre ? Je suis un bâtard ?
Je me levais, échappant à son étreinte.
- Alors c'est la seule chose que tu as retenu de moi ? Que je suis une petite bourge ? Que seul le fric compte ? Je pensais que tu me connaissais un peu mieux !
- Et maintenant, tu penses quoi ?
Lui aussi était en colère. Ma gorge se noua. Comment avions-nous pu en arriver là, en quelques minutes ? Alors que tout était parfait avant l'arrivée de ces maudites lettres ?
- Quand je rentrerai, je t'expliquerai, je te le jure. En attendant, fais-moi confiance.
- Alors que tu me mens ?
- Je suis désolée, murmurai-je.
Je tournai les talons et regagnai notre tente, pour m'effondrer à l'abri des regards.
J'avais menti à Alex. Enfin, plutôt dissimuler la vérité, ce qui revenait
quand même à mentir. Nous nous étions disputés.
Et demain, je regagnerai la France, peut être pour toujours.

Cette nuit-là fût la plus longue depuis une éternité. Et pour la première fois depuis que j'étais arrivée en Afrique, Alex ne me rejoignis pas.

Au petit matin, je sortai de la tente. Il était assis devant les cendres du feu de la veille. Il me fixa, le regard lointain.
Je pris mon sac et allai le rejoindre. Je ne le touchai pas. J'avais bien trop peur qu'il me repousse.
- J'y vais, murmurai-je.
- C'est ça.
- Alex ... Je t'aime. Et je te promets que je reviendrais.
Il tourna sa tête vers moi et se pencha pour m'embrasser doucement.

Il me relâcha et reporta son attention sur l'horizon.

Le vieux coucou d'Esam approchait. Je gagnai lentement l'endroit où il atterirait.
Il sortit de la cabine et prit mon sac.
- Salut mademoiselle !
- Bonjour Esam. Contente de te voir.
- Le blanc-bec ne vient pas avec toi ?
- Non.
Il me regarda, quelques secondes, puis haussa les épaules. On lui avait appris à ne pas se mêler des affaires des autres quand ils se taisaient.

Quelques heures plus tard, je survolai l'Afrique.
Je m'éloignais du bonheur.
Je m'éloignais de ma vie, de mes amis.
Et je quittai Alex. Pour ma soeur.

Voila trois jours que Nola était partie. Je me demandais toujours pourquoi mais je n'arrivais à aucune réponse sensée. Je pouvais juste espérer que ce n'était pas à cause de moi. Je lui avait discrètement "emprunté" les lettres qu'elle avait mit dans sa poche lors de notre baiser mais je n'avais pas osé les lire.
Toutes fois, lorsque je fus seul dans ma tente et que le soleil avait eu le temps de tourner trois fois autour du monde, je me dis que c'était peut-être une bonne chose de le faire.
Et si elle était en danger ?
Qui aurait envie de lui faire du mal à cet ange ?
Elle n'avait jamais blessé quelqu'un, pas même une mouche, alors j'avais du mal que quelqu'un puisse lui en vouloir pour une raison quelconque. La première lettre concernait le restaurent. Je me rassurai donc et entrepris de déchiffrer la seconde, écrite d'une main hésitante.
Oh la vache ! ( Oui vous savez, ce sont des mammifères terrestres avec des taches qui font du lait. Mais non, pas les taches, les vaches ! )
Sa soeur s'était fait kidnappée !
C'est le genre d'histoire qui arrive uniquement aux autres, jamais à nous ou à nos proches... jusqu'au jour où ça nous arrive !
Mais il avait un grain ce Matt ou quoi ? Depuis quand on kidnappe les gens ?! Ça se fait pas bon sang ! Peut-être que je l'avais frappé un peu fort au "mariage". Il a dut perdre beaucoup de neurones en même temps que sa fiancée.
En tout cas, je pouvais admirer son côté extrême et enfant gâté : quand il veut quelque chose, il doit lui arriver dans les bras sinon monsieur se met en colère.
Pourquoi je suis encore là moi au fait ?

Je me mis sur mes pattes et je courus jusqu'au coucou d'Esam, le réveillant au passage -mais en douceur bien sûr !
- Esam ! Amène moi en France !
- Avec mon bolide ? T'es sûr de toi ?
- T'as sniffé des Cornflakes ou quoi ?
Il me regarda d'un air bizarre, ignorant ce que c'était des Cornflakes.
- A l'aéroport je t'en prie !
- En selle mon ami ! Toujours prêt pour te servir de monture !

Je courus à travers l'aéroport. Je m'impatientai dans l'avion. Je traversai le hall bondé en bousculant tout le monde. J'appelai un taxi et lui dit d'accélerer. Je défonçais presque la porte de sa maison. Sa mère m'ouvrit et elle m'annonça que Nola avait emmené Audrey pour une semaine à Paris.
Et merde.
Je l'avais perdue.
J'avais trop attendu.
Bien trop.
Que faire maintenant ?
Je me mis en route vers l'appart' de Lucas, cherchant son bon conseil.

Je le tirai du lit en tambourinant à sa porte, réveillant aussi ses voisins.
- Nola ! Elle... Je... Matt !!! haletai-je.
Il me fis entrer, ne comprenant rien à l'histoire, mais content de me revoir après tout ce temps.
Tout mon remue ménage réveilla Hanoko qui sortit de la chambre de Lucas en cheminse de nuit.
- Mes félicitations mon frère !
Il me sourit, comblé, et me demanda la raison de mon débarquement au petit matin dans sa... leur demeure.
- Matt a enlevé Nola et sa soeur !
- Quoi ?!!