01. La déclaration

Encore une journée ordinaire au bahut qui s'achevait. Je jettais mon sac dans l'entrée et me précitais vers le frigo. Besoin de boire. Avec mon soda à la main je m'affalais sur le canapé, quand la voix de ma mère me tira de ce moment de détente.

- Alex ? T'es déjà là ? demanda-t-elle en entrant dans le salon.

Retenant de justesse une réponse méchante, j'aquiseais en silence. Son visage était grave et triste, son maquillage avait coulé à cause des larmes. J'essayais de détendre l'atmosphère mais elle n'avait aucune envie de sourire.

- Tu ressemble à un vampire. Qu'est ce qui c'est passé ?

Elle s'assit à mes côtés sur le futon défoncé et me regarda pensivement, cherchant ses mots pour m'anoncer la nouvelle en douceur. Un proche était mort ? J'étais renvoyé du collège ? Elle était au courant pour le crapaud mort en cours d'histoire ? Papa avait eu un acident à l'usine ? Michael avait encore fugué ? Toutes les scénarios possibles et inimaginables défilaient dans ma tête, tous plus horribles les uns que les autres. Elle prit enfin la parole, en baissant les yeux comme si elle avait peur de ma réaction.

- J'ai été virée.

Waou. Le vide. On était pas mal barré. Déjà qu'avec les deux salaires de mes parents on arrivait tout juste à vivre correctement. Il allait falloir se serrer la ceinture le temps qu'elle en retrouve un. Ce qui n'arriverait surement pas tout de suite vu le nombre de mois qu'elle avait mis pour trouver un poste de femme de ménage chez une riche propriétaire. Mais on allait s'en sortir. Comme à chaque fois.
Je posai une main qui se voulait rassurante sur son bras et ouvris la bouche pour quelques paroles réconfortantes mais elle se dégagea et continua.

- Tu ne pourra donc plus suivre les cours privés au collège Foch. C'est trop cher. Tu devra aller à l'internat. Ce n'est qu'à une demi-heure en train d'ici. Rien ne changera vraiment. Tu sais, ce n'est pas si grave...

Elle continua son discours d'une voix de plus en plus plaintive et de moins en moins convaincue à mesure que je sentais mon visage se décomposer. Pas si grave ? Seulement à trente minutes d'ici ? A trente minutes de ma vie.
Je me relevai, et quittai la pièce, la maison. J'avais besoin d'air. Je pris mon vieux vélo et me mis à pédaler comme un fou pour arriver enfin à mon havre de paix. Elle y était déjà, ses cheveux noirs volant au vent, surplombant la ville du haut de la colline. Je m'assis près d'elle sans lui jetter un regard, observant le paysage comme si c'était la dernière fois. Ce qui était probablement le cas.
Je pris une grande inspiration et me tournai enfin vers elle. Plongeant dans ses yeux d'acier je lui demaindai d'une vois faussement joyeuse :

- Comment tu vas ma belle ?

La journée avait été vraiment nulle.
J'ai toujours eu horreur de la monotonité, et aujourd'hui, les minutes s'étaient écoulées avec une lenteur frustante.
Avant de partir pour la planque, je prenais une tablette de chocolat.
Ma mère me fit les gros yeux, du canapé où elle aidait Audrey à faire ses devoirs.
Mais j'avais vraiment besoin de m'occuper.
Mon gros défaut, en quelque sorte. Je mange, et en général du chocolat, dès que je suis énervée.
Je sortais, et partais d'un pas vif. Avec un peu de chance, Alex y serait. Ce type avait vraiment un don pour me calmer.

Manque de chance, il n'était pas là.
Tant pis, j'avais du temps, j'attendrai.
Je m'assis, posais ma tête sur mes genoux, et je me perdais dans mes pensées.

Un bruit de pas arrêta mes cogitation mentales. Je ne tournais pas la tête, et continuai à fixer l'horizon.
Il s'assit à mes côtés, et lançant, avec une décontraction trop bien étudiée :
- Comment tu vas ma belle ?
Aïe. Il y avait un problème.
Je lui jettais un coup d'oeil.
Il fixait le paysage, avec une expression étrange. De la tristesse ?
- Comme ça peut aller après une journée merdique. Et toi, mon pote ?
T'as pas l'air normal. Il s'est passé quelque chose ?

Ma dernière phrase se brisa.
Je n'étais vraiment pas douée pour masquer mes sentiments.
Ni pour ne pas angoisser inutilment, d'ailleurs.

Il éluda ma question en me serrant dans ses bras.
Puis comme à chaque fois, il rompit notre étreinte, avant que je puisse réagir. Il m'ébourrifa les cheveux.
Pour me donner une contenance, je râlais en les recoiffant.

J'étais sûre que quelque chose clochait.
Et mon meilleur ami refusait de me dire quoi.

- Alex ... je t'en prie, dis-moi ce qui se passe. Tu sais quand même que tu peux compter sur moi, non ?

Il continua à fixer un point lointain droit devant, sans me regarder, comme s'il ne m'avait pas entendue.
Au bout d'un long moment, alors que je commençais à me dire que tout compte fait, je ne devais peut être pas entendre cela, il bégaya, maladroitement, une réponse directe.


- Mais où ? Pourquoi ?
Je contenais mon flot de questions. Il aurait senti que j'étais au bord des larmes, et je détestais montrer mes faiblesses, même à lui.
Et pourtant, j'étais dépendante de lui. Il ne pouvait pas partir, il n'avait pas le droit de m'abandonner !

- Tu vas pas te mettre à chialer, hein ?

Je plongeai mes pupilles brunes dans les siennes, brillantes. Elle détourna la tête pour ne pas me montrer ses larmes mais c'était trop tard : j'avais vu. Je lui pris la main et fermai la bouche. Je choisis mes mots avec soin, essayant -sans y parvenir- de dédramatiser la situation.

- Je pars à l'internat du Kléber. Le collège à trente minutes d'ici. Ne me regarde pas avec ces yeux là, c'est pas ma faute ! Tu crois vraiment que je veux quitter tout ce que j'aime, tout ceux que j'aime ?

Je lui expliquais donc toute la situation. J'oubliais juste de lui dire que j'allais partir pour un sacré bout de temps. J'oubliais aussi de lui dire que j'avais peur qu'elle m'oublie. J'oubliais enfin de lui dire qu'elle me manquerait plus que tout. Mais comme un parfait crétin sans cœur -ce que je suis, indéniablement- je n'oubliais pas d'ajouter :

- Je ne te manquerais pas, comme on dit "Loin des yeux loin du cœur".

Aussitôt prononcés ces mots m'arrachèrent le mien, de cœur. Je voulus m'excuser mais aucun son ne sortit de ma bouche. Comme pour me punir. Je baisais donc les yeux, honteux. Elle ne dit rien mais je compris à son silence que je lui avais fait mal. Trop tard, j'avais fait une magnifique boulette. Je murmurais enfin, si bas que je doutais qu'elle m'eût entendu :

- Désolé. Tu ne m'oublieras pas, hein ? Dis-moi.

Je la regardais dans les yeux, essayant de lui transmettre par la pensée ce que j'aurais du lui dire il y a si longtemps. Ces deux mots qui sont si durs à prononcer. Ces deux mots si naturels et pourtant si étrangers. "Je t'aime." Mais je n'y arrivais pas. Comme à chaque fois que j'essayais. Je la pris donc par les épaules et la serrai si fort contre moi que j'eus peur qu'elle étouffe. Mais je ne la lâchai pas, profitant d'un de nos derniers instants ensemble pour un certain temps.

Ces paroles vidèrent mes yeux de toutes larmes, et ils devinrent secs. Mon coeur perdit toute consistance et se perdit quelque part dans ma poitrine.
J'aurais tant voulu le supplier, l'implorer, sortir de mes lèvres ces deux mots que je retenais depuis si longtemps.
J'étais pétrifiée.
Je ne pouvais même pas le serrer dans mes bras.
Lui dire que ma vie n'était rien sans lui, qu'elle n'en valait plus la peine. Que j'étais dépendante de son rire, de tous les moments que nous avions partagés, de sa voix, de ses paroles ...

Je sentis alors mes lèvres bouger et ma voix, inutilement dure prononcer glacialement deux autres mots :
- Pars, alors.

Il le fallait. C'était indéniable, et je refusais qu'il me voie pleurer. Retarder l'inévitable ne ferait qu'agrandir ma peine.
- Alex ...
Ce nom, qui avait hanté chacune de mes nuits depuis notre rencontre, si lointaine et dont je me souvenais pourtant chaque détail.
- J'aurais tant aimé que tu restes. La vie ne sera plus pareille sans toi.

Il se dégagea doucement de notre étreinte, se méprenant sûrement sur mon immobilité.

Il effleura de ses doigts ma joue, mes lèvres.
Puis il s'en alla.

Je priai pour qu'il se retourne.
Il ne le fit pas.

Le bruit de son vélo s'effaça lentement, pour laisser place au silence.
Toute la peine que j'avais retenue m'échappa.
J'enfonçais ma tête dans mes genoux et je laissai les larmes couler.
Je criai alors au soleil couchant :
- Je t'emmerde ! Je vous emmerde tous !